Tour de France - Histoires de Serge Laget : «La Rue Lepic et Montmartre...»
Ancien journaliste à L’Équipe, ancien collaborateur du Musée du Sport, Serge Laget s’est spécialisé dans l’histoire du sport. Fin 2012 et avant le Tour de France du centenaire, il nous avait présenté sur Cyclism'Actu son oeuvre "Jour de fêtes : La Grande Histoire du Tour de France". Serge Laget est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages - le dernier qui vient de sortir "50 ans de Maillot à pois" s’appuyant toujours sur une iconographie forte. Ses essais vont de l’affiche de sport au Tour de France, en passant par le rugby ou le football. Lauréat du Prix Blondin, il a reçu le Grand Prix de Littérature Sportive, pour "Le Grand Livre du sport féminin" (Éditions FMT) qu'il a signé avec Françoise Laget et Jean-Paul Mazot. Vous avez pu retrouver les Histoires du Tour de Serge Laget sur Cyclism'Actu lors de ce Tour de France 2025 et voilà la dernière : "Avec le Tour de France, voilà que le vent de l'épopée et de la légende peut souffler à nouveau. Et nous rafraichir un peu. L'ami Emmanuel Potiron, me dit : "profites en, toi qui aimes la nostalgie, fais nous la partager". Vous pensez si je saute sur l'occasion, et à pieds joints. Venez avec moi, je n'ai pas de casquette de guide, je suis simplement un amoureux transi des temps héroïques, et des grands champions, et des facettes méconnues de la saga de cette sacrée "Grande Boucle".
Vidéo - Serge Laget, ancien de L'Equipe et historien du sport !
Lire la suite de l'article
"Un hérisson, rue Lepic, c'est dans l'ordre des choses...."
Ce petit retour de manivelle est dédié à Amélie Poulain, Audrey Tautou, et Jean-Pierre Jeunet, les voisins du Bazar de Gustave Garrigou, rue Lepic. La Butte Montmartre, ce fut une Commune libre et une République du muscle joyeux, grâce à de belles figures oubliées, et une rue peu ordinaire. C'est ainsi qu'un grand grimpeur, héros du Tourmalet en 1910, y avait son bazar en 1937, pas très loin du dispensaire de Poulbot. Vous avez dit « hasard ». Dimanche dernier, le Tour ne s'est pas joué devant cette boutique, où en blouse grise Gustave faisait encore et toujours le métier.
Sur les tablettes (voir notre saga sur le chocolat) du meilleur grimpeur, il n'apparaît pas, et pourtant. En fait, il nous donne la preuve de l'intérêt relatif qu'il faut accorder aux statistiques. Bref, le champion que nous voulons évoquer ici, brillait dans les années 1910, et racontait humblement en 1937 dans « L'Auto » ses souvenirs, alors qu'il tenait un bazar dans Paris, très exactement au milieu de la rue Lepic !!! Ca ne s'invente pas.
Et ce gaillard, d'origine aveyronnaise, qui s'appelait Gustave Garrigou (1884-1963) fut le meilleur grimpeur du Tour 1910, et accessoirement le vainqueur du Tour 1911. En 1937, le journaliste de « L'Auto », qui fait son portrait insiste sur sa moustache en hérisson !!! Un hérisson, rue Lepic, c'est dans l'ordre des choses, car la rue pique avec sa belle pente de 755m. Le hic, c'est que ce modeste hérisson en blouse grise, aux joues en orange, qui fait alors dans son bazar des opérations de promotion, avec tickets de fidélité, fut un des plus terribles grimpeurs de l'histoire, un des premiers. Et ce héros des premières au Tourmalet en 1910, comme au Galibier en 1911, n'en tire pas la moindre gloire, bien au contraire : « Je faisais mon métier, j'étais un vil professionnel.. »
Lui, Gustave, c'était « l'homme pendule », comme l'avait baptisé l'écrivain Georges Rozet en 1911. Il courait au centimètre, et était organisé comme « un bougnat », bon sang ne saurait mentir, même quand sa famille se pose à Pantin. En course, le matin, c'était café, et thé, l'après-midi, on vous le dit : « l'homme pendule ». Un méthodique obligé, car il devait passer entre Faber, l'homme locomotive, et Lapize, le renard des neiges. Il était de famille nombreuse Gustave, pas comme ses deux rivaux, et il savait un peu mieux qu'eux, le prix de la vie...Gustave deviendrait donc écureuil avec ses 1m67, ses 66,5 kg, et son développement de 5m80. Il n'avait pas le choix, avec sa belle moustache alors en panache.
Ambiance de feu rue Lepic pour un final en apothéose, digne des plus beaux moments des JO de Paris. Avant l’arrivée sur les Champs-Élysées et la victoire de Tadej Pogačar, le Tour a grimpé Montmartre pour la première fois de son histoire. #TourDeFrance #JT20h #Paris #Montmartre pic.twitter.com/9sKnI35ttb
— Le20h-France Télévisions (@le20hfrancetele) July 27, 2025
"La Commune Libre de Montmartre crée en 1920 fut une terre de sport..."
En machine, très tôt, dès 1903 à 19 ans, il est féroce, et comme on dit à Vabres-Tizac son pays, « il défend son bout de gras », et à l'occasion fait même le coup de poing en course, comme Trousselier. C'est cette sagesse « opiniâtre », qui en fera l'idole d'un autre Auvergnat, un Cantalou, nommé Antonin Magne, et lui né en 1904. Gustave passe professionnel en 1907, et il est champion de France d'emblée. La qualité est là, il en tirera le maximum. Il ne peut se permettre d'amuser la galerie. "L'Auto" dit alors de lui : « athlète de grande race, un peu jeune et fragile, grimpeur de côtes émérite, toujours avec le sourire... » L'ancien des Cyclistes Routiers des 4 Chemins, qui débute, svp dans la grande équipe Peugeot, frappe d'emblée en 1907, dès son coup d'essai : deux étapes, et une place de 2è au final derrière Petit-Breton. Qui dit mieux ? Cette première est le point de départ d'une fidélité sans faille au Tour, il participera à tous les Tours, huit de rang, jusqu'en 1914, sans jamais abandonner, ce qui donne un bilan final exceptionnel : une victoire en 11, trois deuxièmes places en 1907, 1909, et 1913, deux troisièmes en 1910, 12, une quatrième en 1908, et une cinquième en 1914 !!! Les bonnes horloges auvergnates étaient toujours à l'heure.
Mais cette réputation de grimpeur, Gustave, encore champion de France, et porteur du premier maillot tricolore, la confirme dès 1908, quand il passe en tête au terrible Ballon d'Alsace, et termine deuxième derrière Petit-Breton, du premier Grand Prix de la Montagne doté par Labor !!! Ce sera le seul col, où il passera en tête de toute sa grande carrière, en revanche les places de deuxième et troisième dans les sommets (bonjour Laffrey en 1909), il les collectionnera. Et, c'est à ce titre qu'il nous intéresse surtout. Même si comme Monsieur Jourdain, qui faisait des vers, sans le savoir, Gustave grimpait comme si de rien n'était, ou presque. C'est ainsi qu'en 1910, avec un développement de 4m30, il est le seul et le premier à gravir en machine de bout en bout, les 17 km du Tourmalet. « L'Auto » le voit sur le point de craquer dix fois, vingt fois, mais non, il monte, il monte. Cette première première lui prendra 1h31, svp, et derrière il essuiera une belle défaillance, car il avait déjà bataillé dans Aspin avec Lapize. Celui-ci alternant course à pied et en machine avait su prendre le dessus. L'exploit de Gustave lui vaudra une super prime de 100f d'un mécène, M.Burton. Pour fixer les idées, le record est aujourd'hui de 45mn35. En 1937, notre marchand de couleurs se souvenait encore des 5 louis que son ascension « sans descendre de selle », lui avait valu.
A la belle époque, la misère n'était jamais loin, et grâce au Tour, et à son talent, Gustave veilla à assurer ses arrières : « j'étais un vil professionnel, et je ne m'en cache pas. C'est seulement la vie. Il fallait la gagner. La gloire et les honneurs, ça nourrit surtout la foule... » Et il ajoutait désacralisant en juin 1937 l'éditorial enflammé de Desgrange (O Sappey ! O Laffrey ! O Tourmalet ! Vous êtes de la vulgaire bibine à côté du Galibier) après la première du Galibier en 1911 (ndlr : Gustave était 3è, et gagnait le Tour dans la foulée) : « A Grenoble, ce jour-là, j'avais fini ma journée, gagné ma journée. Des journées comme ça, j'en compte d'autres : celle d'aujourd'hui par exemple, quand on aura fait la caisse et rentré l'étalage, ce sera une journée faite, pareille à celle du Galibier (sic).
? #TDF2025 | ? Wout van Aert attaque Tadej Pogacar dans la dernière ascension de la rue Lepic ! ON VIT UNE ÉTAPE DE LÉGENDE !
— francetvsport (@francetvsport) July 27, 2025
? Le direct : https://t.co/4tokTsK0uy pic.twitter.com/YfXdAhettD
"Les escaliers du Sacré-Coeur furent le théâtre de mémorables cyclo-cross..."
Plus tard, au milieu des années 1930, les Belges Romain et Sylvère Maes se couvrirent également de gloire sur l'Aubisque et le Tourmalet, et baptisèrent leurs cafés du nom de ces cimes. Ce à quoi ne songea jamais notre « hérisson », sinon, il aurait vu débarquer dans son boutique de la rue Lepic tous les mordus de vélo et de sport de la Butte, les Poulbot, les Marcel Aymé, les Pierre Labric, les Gen Paul, ou les grands footeux Robert Guérin et Lucien Gamblin.
Car la Commune Libre de Montmartre crée en 1920 fut une terre de sport, avec deux vélodromes couverts dans les années 1900, et du foot indoor, avec des salles de gym, lutte ou haltérophilie (Paul Pons, rue des Tilleuls), avec la Montmartroise, et le tir à l'arc. Au Moulin Rouge, à l'Elysée Montmartre, boxe et lutte eurent aussi la part belle. Ici, liberté et drapeau vert et rouge obligent, on réussit à concilier panache, humour, sport et générosité. Un sacré joli climat avec de riches natures, comme le premier maire Jules Depaquit, qui fut un excellent caricaturiste cycliste, comme Gen Paul, qui pelotonnait les pelotons comme personne, même s'il avait un penchant pour Louison Bobet. Chez les graphistes, affichistes ou peintres, dont c'est ici, le sanctuaire, Neumont, Willette, et l'inoubliable Daniel Laborne (ndlr : bonjour Lariflette) croquèrent aussi joliment « la petite reine » malgré un républicanisme féroce. Du côté des plumes, que des pointures, des inoubliables Marcel Aymé (sa nouvelle « le dernier » est un pur bijou), Robert Sabatier (les allumettes suédoises), Louis Nucéra (le roi René, le Tour 49, le lapin à Gil), et l'invraisemblable et fabuleux Pierre Labric (1891-1972), coureur cycliste (Paris-Roubaix 1922, svp), inventeur (course de lenteur, vendanges, cyclo-cross, auto-skiff, etc), journaliste, et maire-locomotive de cette commune enchantée, qui avec lui, et tous ses concitoyens et clubs, pris des allures de joyeuse République du muscle souriant. Il était descendu du premier étage de la Tour Eiffel à bicyclette en 1923, et fait dix autres folies, attestant de la liberté, qui soufflait rue Lepic et place du Tertre.
Pendant la seconde guerre mondiale, les escaliers du Sacré-Coeur furent le théâtre de mémorables cyclo-cross, dont les vedettes étaient Louviot, Cosson, Oubron, Robic ou Piel. Quant Totor Cosson s'impose en 1944, il nous donne sa recette : « pour monter, les escaliers, c'est deux à deux, et pour descendre, c'est trois à trois... » Essayez donc.
Pendant ce temps, Garrigou se retirait doucement à Esbly, où il s'éteignait en 1963, et où il repose. Après avoir taquiné les sommets, il avait chatouillé les ablettes et puis replié la ligne. Sa première et dernière grande sortie, ce fut sur la piste du Parc des Princes en 1953, pour le 50è anniversaire du Tour !!! En costume, avec un petit panneau sur sa machine (G.Garrigou, 1911), il fit un tour d'honneur. Il ne revenait pas de l'accueil qu'il reçut. Et le hérisson de la rue Lepic acclamé au Parc des Princes sourit enfin !!! Malgré lui, Gustave, le petit Aveyronnais, était entré dans la galerie des personnages historiques ! Et sa rue avec !

Nacer Bouhanni et son temps canon à Valence… les Cardis ont terminé