INTERVIEW - Daniel Mangeas : «Bernard Hinault... une vie, ça passe très vite»

Par Arthur DE SMEDT le 15/11/2024 à 19:20. Mis à jour le 18/11/2024 à 19:00.
INTERVIEW - Daniel Mangeas : «Bernard Hinault... une vie, ça passe très vite»
INTERVIEW
Photo : @DanielMangeas / @CyclismActu

La Chronique Daniel Mangeas de nouveau sur Cyclism'Actu... avec un thème tout trouvé ! Le dernier vainqueur français du Tour de France en 1985, Bernard Hinault, vient de fêter ses 70 ans ce jeudi 14 novembre 2024. On aurait pu demander à notre chroniqueur Cyrille Guimard de nous parler de Bernard Hinault mais nos confrères Ouest-France l'ayant très bien fait, Cyclism'Actu a demandé à son autre chroniqueur, Daniel Mangeas. L'historique speaker du Tour de France pendant 41 éditions nous raconte la légende du Blaireau. Forcément, ils se connaissent depuis si longtemps que Daniel Mangeas, historien du cyclisme et bible vivante du vélo, nous a ressorti quelques anecdotes dont il a le secret et dont on ne peut que se délecter pour découvrir et/ou redécouvrir Bernard Hinault sous un autre angle... Un entretien à retrouver en vidéo et à lire ci-dessous !

Vidéo - Quand Daniel Mangeas raconte Hinault pour Cyclism'Actu !

 

Daniel Mangeas, on a fêté ce jeudi 14 novembre les 70 ans de Bernard Hinault, qui est évidemment le dernier vainqueur français du Tour de France en 1985. Tu l'a côtoyé pendant des années en tant que speaker de la Grande Boucle, qu'est-ce que LA voix du Tour et du vélo en France a à nous raconter sur le Blaireau ?

D'abord bonjour à tous les amis de Cyclism'Actu ! Bernard Hinault, que dire... Je serai chez lui demain (samedi) car il fête ses 70 ans dans son village avec le salon des Collectionneurs. Mais pour moi, Bernard, c'est le moment de me dire qu'une vie, ça passe très vite finalement. Par ce que la première fois que je l'ai rencontré, c'est la seule fois où il a porté le maillot de l'équipe de France amateurs. C'était une épreuve organisée par Jean Leulliot et qui s'appelait l'Etoile des Espoirs, autour de Fougères, en Ille-et-Vilaine. Et il y avait deux arrivées chez moi, à Saint-Martin-de-Landelle. Une étape le matin en ligne, et un chrono l'après-midi. C'était en 1974 ou 1975, début des années 70. Bernard avait alors à peine une vingtaine d'années, et il portait le maillot de l'équipe de France. J'étais au micro, c'était la première fois que je commentais une épreuve en tant que speaker officiel. C'était ses débuts avec les pros, moi c'était mes débuts au micro. 

Il faut rappeler que quelques mois auparavant, il avait terminé 2e derrière Michel Laurent de ce qu'on appelait le baccalauréat du cyclisme, la Route de France. Je me souviens très bien des deux arrivées, il avait vraiment marqué cette Etoile des Espoirs. Le matin, il a failli gagner l'étape en ligne. Il s'échappe avec celui qui allait devenir l'un de ses meilleurs coéquipiers, Maurice Le Guilloux. Mais malheureusement, il arrive trop vite dans un virage où il y avait un corps de ferme, avec un poulailler, avec une brouette, et avec des poules. Et Bernard arrive trop vite, rate son virage, se retrouve le derrière dans la brouette. Cyrille Guimard était à ses côtés. Finalement Bernard s'est relevé et a franchi la ligne dans le peloton. C'est dommage qu'à l'époque on ne l'appelait pas encore le Blaireau, car il y avait de belles fables de La Fontaine à écrire : "Le Blaireau chez les Poules" (rires) !

Mais ce qui a surtout retenu l'attention cette année-là, c'est le contre-la-montre individuel de l'après-midi. Bernard, du haut de ses 20 ans, a battu tous les pros... sauf un, un coureur hollandais qui s'appelait Roy Schuiten, de l'équipe Ti-Raleigh. Il était champion du monde de poursuite et allait plus tard remporter le Grand Prix des Nations. Bernard termine donc 2e de ce chrono en battant tous les pros avec le maillot de l'équipe de France, et dans les cinq premiers du général. C'était là véritablement le début de la carrière exceptionnelle que nous avons tous vécue.

 

"Il est arrivé grelotant... Je garderai toujours en mémoire son visage, la manière dont il me regardait... Je me disais qu'il allait mourir dans les 5 minutes"

On ne va évidemment pas revenir en longueur sur cette carrière et cet immense palmarès... Mais toi qui as tout connu et es un peu le gardien des mémoires du cyclisme en France, si tu devais ressortir une anecdote à raconter et transmettre à la jeune génération qui n'a pas connu Bernard Hinault, qu'est-ce que tu pourrais nous sortir de ton chapeau ?

Et bien je sortirais de mon chapeau le Col du Rousset, sur les routes du Critérium du Dauphiné. C'est au début des années 80, les Colombiens arrivent sur le sol européen, et ils ont décidé de mettre le feu à la course. Le matin, il faisait un temps execrable, la pluie était là, et Bernard est le seul à arriver en cuissard court et manches courtes. Et Bernard me dit sur le podium : "Les Colombiens, aujourd'hui je les attaque". Et il a attaqué, véritablement tout au long de la journée. Progressivement, la pluie s'est transformée en neige fondue, puis en neige tout court. En arrivant au col du Rousset, les coureurs avaient 7 à 10 centimètres de neige, au mois de juin ! Forcément, Bernard a pris une fringale, le froid a envahi son corps.

Mais ce que je retiendrais de ce jour-là - et je me suis dit que les grands champions sont quelque part différents des autres - c'est que je n'ai jamais vu un coureur aller aussi loin dans la souffrance. Il est arrivé grelotant, son manager Philippe Crépel l'a pris dans ses bras et m'a amené Bernard Hinault sur le podium. Il tremblait, on l'a enveloppé dans une couverture, il s'est réchauffé là. Moi, j'avais la chance d'avoir un petit réchaud à gaz qui me réchauffait un peu sur le podium. Mais je garderai toujours en mémoire son visage, la manière dont il me regardait... Je me disais qu'il allait mourir dans les 5 minutes. C'était à la fois de la souffrance, de la détresse, mais surtout le courage et une volonté phénoménale. Je place cette journée sur le même plan que son fameux Liège-Bastogne-Liège historique qu'il a vécu (en 1980, ndlr). Bernard avait une force de caractère, une force physique, mais surtout une volonté et une détermination que peu d'autre ne possède, et un courage phénoménal.

 

"Le blaireau est tenace, un animal qui ne lâche pas sa proie. Quand il sort de son terrier, c'est pour gagner, ne jamais être battu... Bernard, c'est carrément la même chose ! "

Et qu'est ce qui justifie selon toi ce surnom du "Blaireau" ?

Et bien on dit que le blaireau est tenace, que c'est un animal qui ne lâche pas sa proie. Quand il sort de son terrier, c'est pour gagner, ne jamais être battu. Et on peut dire que Bernard, c'est carrément la même chose, il avait une volonté extraordinaire ! Je me souviens de son championnat du monde victorieux à Sallanches en 1980, car j'avais eu le bonheur de le commenter. Quelques jours avant, il avait abandonné sur le Tour du Limousin, malade. Et en arrivant aux Mondiaux, il avait dit à Richard Marillier, le sélectionneur national : "Tu peux mettre le champagne au frais, on va être champion du monde". Et ça a été un rouleau compresseur toute la journée, dans la Côte de Domancy avec côté gauche les supporter français, et côté droit les supporters italiens.

Ils ont fini à moins d'une vingtaine sur la ligne d'arrivée, l'équipe de France a fait un remarquable travail. Mais Bernard Hinault voulait conquérir ce maillot arc-en-ciel, ce qui n'était pas arrivé depuis Jean Stablinski en 1962. Et la manière avec laquelle il a conduit sa course... Je lui dit souvent à Benard, car on a souvent l'occasion de se rencontrer : "Des exploits sur la route du Tour, tu en as réalisés, mais la course parfaite et exceptionnelle que tu as fait aux Mondiaux, on n'en voit que deux par siècle, pas plus".

 

"Les deux dernières années de Bernard sur le Tour, en 85 et 86, pour moi elles sont rentrées dans l'Histoire du cyclisme et du Tour"

On le sait et on le répète souvent, on va "célébrer" les 40 ans de la dernière victoire française sur le Tour de France l'été prochain, Bernard Hinault restant donc à ce jour le dernier lauréat en 1985. Est-ce que tu peux déjà nous raconter cette victoire ?

Bernard voulait gagner un 5e Tour de France. Il faut savoir qu'il approchait de ses 32 ans, et qu'il avait toujours dit qu'il arrêterait sa carrière à 32 ans. Il s'était fait opérer du genou en 1983, et il est revenu en 1984. Cela a certainement été la meilleure année de Laurent Fignon, qui a été intraitable. Bernard attaquait partout pour tenter de le mettre en échec, mais ce dernier était imbattable. Et Bernard est revenu l'année d'après, en se disant : "Je vais lui faire la peau, je vais gagner le Tour de France". Sur cette édition 85, il est avec Greg LeMond, son remarquable lieutenant. Et il va chercher sa 5e victoire. Elle ne pouvait pas se présenter de meilleure façon. Nous partions de Vannes sur les remparts, pour l'une des plus belles présentations de l'histoire du Tour.

Cela commençait par un chrono qui emmenait les coureurs sur les hauteurs de Cadoudal, à Plumelec. Bernard s'empare du maillot Jaune et s'en va gagner ce Tour de France, avec l'aide de LeMond. Cela a véritablement été un aigle à deux têtes dans cette équipe, avec deux coureurs qui pouvaient gagner. Bernard avait alors dit qu'il reviendrait sur le Tour en 1986 pour renvoyer l'ascenseur et filer un coup de main à LeMond, et il l'a fait, même s'il savait que 86 serait son dernier Tour, car il avait 32 ans. Avec une image qui est rentrée dans la légende, l'arrivée à L'Alpe d'Huez de Hinault et LeMond main dans la main. C'est vrai que les deux dernières années de Bernard sur le Tour, en 85 et 86 avec le même tandem au sommet du cyclisme, pour moi elles sont rentrées dans l'Histoire du cyclisme et du Tour.

 

"Bernard a encore 30 ans devant lui pour connaître son successeur... et il le connaîtra !"

Revenons sur une déclaration récente de Bernard Hinault : "On ne me croit pas quand je dis que j'ai hate de connaître mon successeur sur le Tour. 40 ans l'année prochaine, j'aimerais le connaître avant de disparaître". Est-ce que tu penses qu'il va pouvoir le connaître ?

C'est vrai que ce serait génial évidemment. Il le dit lui-même, ça lui paraît compliqué que ce soir pour bientôt. Mais je ne me fais pas de problème, il le connaîtra ! Car dans Ouest-France, il a écrit qu'il vivrait jusqu'à 100 ans. Donc il a encore 30 ans devant lui pour connaître son successeur. Et j'espère bien que si nous avons bientôt 40 ans de disette, on n'en ait pas autant à nouveau. Je suis dans le même état d'esprit que lui : je veux voir une victoire française sur le Tour.

 

Tu t'imaginais justement une telle disette quand tu commentais cette fameuse victoire de 1985 ?

Il faut dire que le cyclisme a beaucoup évolué. On est passé près d'une victoire en 1989 avec Laurent Fignon contre Greg LeMond, pour seulement 8 secondes. On a vu Romain Bardet sur le podium, Jean-Christophe Péraud, Thibaut Pinot, Julian Alaphilippe avec un superbe Tour 2019... Mais il est vrai que ça paraît compliqué dans les deux trois ans à venir, quand on voit l'opposition planétaire qu'il y a maintenant. je me souviens qu'en 1977, vous aviez 100 coureurs au départ du Tour, et plus de la moitié du peloton était composée de Français. Aujourd'hui, on a environ 30 coureurs français pour plus de 180 au départ, donc mathématiquement, c'est plus difficile de gagner de nos jours. Mais on a une belle génération. On a eu des émotions, des coureurs sur le podium, et c'est peut-être l'étape indispensable pour aller chercher la victoire finale.

 

"Ce que je retiendrais ?  Une farouche volonté"

Pour conclure, si tu devais résumer Bernard Hinault, que tu connais si bien, en un mot, lequel choisirais-tu ?

Je choisirais sa farouche volonté. Je vais terminer sur une anecdote. J'ai posé la même question à deux coureurs, à deux endroits et moments différents. Je dis à Bernard Thévenet :"ça doit être grisant quant tu as le public qui scande ton nom dans les cols, ça doit te donner la chair de poule ?". Et il me répond : "oui tu as raison, ça me donnait des ailes j'avais des frissons. C'était exceptionnel". Quelques jours après, je rencontre Bernard Hinault, je lui pose la même question. Et là, il me répond : "Je ne les entendais pas, je me disais surtout que le mec derrière, il était en train d'en chier (sic)", pardon pour l'expression. Et c'est ce que je retiendrais, une farouche volonté. Il pouvait souffrir, il me disait "le mec derrière souffre plus que moi". Et c'est dans cette volonté de gagner que se sont forgés le palmarès et le caractère de Bernard Hinault.

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