Marc Madiot : «Paul Seixas, c'est un coureur d'exception mais...»
INTERVIEWENTRETIEN avec Marc Madiot sur Cyclism'Actu qui n’a jamais eu sa langue dans sa poche ! Face à la disparition brutale d’Arkéa-B&B Hotels, le patron de la Groupama-FDJ tire la sonnette d’alarme. Pour lui, cet épisode dépasse le simple cadre d’un mercato perturbé : il révèle les failles d’un système à la peine face à la montée en puissance des structures internationales. En plus de ça, dans ce long entretien accordé à Cyclism'Actu, Marc Madiot est revenu sur de nombreux sujets... points UCI, mercato saturé, hégémonie des grandes équipes, le crack Paul Seixas et bien d'autres.
"J'espère qu'on va essayer de préserver, tant qu'il en est encore possible, le cyclisme français"
Bonjour Marc Madiot. Malheureusement, on va commencer avec la mauvaise nouvelle que tout le monde espérait ne pas voir arriver, mais qui a finalement été officialisée cette semaine : la disparition de l'équipe Arkéa-B&B Hotels pour l'année prochaine, Manu Hubert n'ayant pas réussi à trouver un sponsor pour sauver son équipe au dernier moment. Toi, en tant que manager français d'une équipe française World Tour, quel est ton regard sur cette disparition ?
C'est triste pour toute l'équipe, pour l'encadrement, pour Manu, pour les coureurs. Ça crée de grandes difficultés pour évoluer dans l'avenir. On sait qu'on vit une période délicate au niveau économique en France, on sait que le cyclisme est en pleine mutation et il est difficile de vivre et survivre pour un certain nombre d'équipes. On le voit en France, mais on le voit aussi en Belgique notamment. On s'aperçoit que les pays de grande tradition cycliste sont en difficulté pour suivre le mouvement économique qui se développe à l'international. J'espère que l'UCI va permettre de mettre des garde-fous qui permettent à tout le monde de vivre et d'exister dans un avenir proche, parce que sinon on va avoir de grandes difficultés pour tout le monde.
Tu es inquiet pour la suite du cyclisme français ?
On avait un cyclisme qui fonctionnait bien, de belles organisations, de bonnes équipes, un peloton fourni, il y avait une belle osmose entre les équipes, les coureurs et les organisateurs. Il y avait une cohésion, je ne dirais pas de la solidarité, je dirais de la cohésion puisque les équipes doivent participer à l'ensemble du calendrier français et les organisateurs français ont pour mission de recevoir toutes les équipes françaises. C'est un état de fait qui existait depuis une quarantaine d'années même, qui avait été créé par la Ligue, ce qui fait que ça nous a permis de passer les moments délicats et difficiles à travers les dizaines d'années. J'espère qu'on va pouvoir continuer à évoluer dans de bonnes conditions et surtout qu'on va essayer de préserver, tant qu'il en est encore possible, le cyclisme français.
Tu parlais de cohésion, d'équilibre. La perte d'une si grosse structure au sommet du cyclisme français, est-ce que ça ne risque pas de chambouler les rapports de force, l'équilibre ? Quel est ton avis sur ce qui va découler de cet arrêt ?
Il y a bien évidemment des coureurs qui ne vont pas avoir de contrat, mais il y a aussi des membres d'encadrement. On se polarise souvent sur les coureurs. Je pense qu'il faut aussi avoir une énorme pensée pour tous les assistants, les kinés, les mécanos qui travaillent autour de la vie d'une équipe. Ça ne se limite pas aux seuls coureurs, mais bien évidemment tout le monde est touché, tout le monde est conscient de la difficulté présente.
D'un point de vue un peu plus pragmatique, le mercato va-t-il être un petit peu chamboulé avec de nombreux coureurs en très bon niveau sur le marché ?
Pas énormément, parce que les places sont limitées et les budgets aussi. À partir du moment où les places sont limitées, les budgets limités, in fine, la situation reste la même pour chacune des équipes. Sur les meilleurs coureurs, il y a forcément toujours une inflation qui est galopante. Les cordons de la bourse sont ce qu'ils sont dans chacune de nos formations et on fait avec ce que l'on a. Rien n'est extensible et on s'aperçoit qu'il faut gérer au maximum les moyens que l'on a.
Vous avez 26 coureurs sous contrat actuellement et officiellement pour 2026. Jusqu'à combien peut monter l'effectif d'ici l'année prochaine ? Est-ce que le mercato est bouclé ? Et est-ce que vous regardez les opportunités avec la potentielle fusion Lotto-Intermarché et l'arrêt d'Arkea B&B Hotels ?
Il y a ce qui est officiel et d'annoncé, mais les effectifs sont pour la plupart du temps bouclés déjà depuis un certain temps au sein des équipes. Donc le mercato est en bout de course.
Les annonces sont à venir très rapidement ? Je sais qu'on n'aura pas de nom, mais...
Il y aura forcément des annonces. On sait qu'il reste des places qui ne sont pas encore nominées, si je puis dire, mais ça ne va pas tarder.
"Si on avait replacé Bernard Hinault dans la période actuelle, à 19 ans, il aurait eu les mêmes capacités que Paul Seixas, ça situe le niveau"
Il y a un mois, on avait déjà parlé avec toi de Paul Seixas, et de sa fin de saison à venir. Force est de constater qu'il a plus que répondu présent sur les Mondiaux, Europe et Lombardie. Ce dernier mois de Paul Seixas, comment on le juge ? Est-ce le plus gros "crack" français de ce XXIe siècle ?
Je pense que c'est un coureur d'exception. Il l'a déjà démontré chez les plus jeunes, mais il le confirme dès son arrivée chez les pros. Donc oui, c'est un coureur d'exception qui devrait occuper le terrain dans les prochaines années.
Tu as déjà vu ça, toi, de ta longue carrière de coureur-manager, un jeune français qui arrive aussi fort comme ça, et aussi tôt ?
Le phénomène de jeunisme est dans la logique des choses. Je pense que si on avait replacé Bernard Hinault dans la période actuelle, à 19 ans, il aurait eu les mêmes capacités que peut avoir un Paul Seixas. Par exemple, ça situe un peu le niveau, mais tout va plus vite aujourd'hui. Les coureurs sont mieux préparés, mieux formatés, mieux éduqués, ce qui fait qu'ils sont opérationnels beaucoup plus tôt.
C'est vrai en cyclisme, mais c'est aussi vrai dans d'autres sports. On le voit par exemple dans le football, où il y a des très jeunes joueurs qui arrivent sur le devant de la scène très rapidement. On sait que physiquement et mentalement, les générations qui arrivent aujourd'hui sont largement en avance sur celles du passé, tout simplement parce qu'on est mieux gérés, mieux accompagnés, mieux préparés à la haute compétition.
La Groupama-FDJ a toujours eu un processus de formation très fort chez les jeunes...
(Il coupe) Et on me l'a reproché d'ailleurs il y a une trentaine d'années. On était peut-être un peu trop en avance, ce n'est pas toujours une bonne chose...
On ne peut que constater que ça a apporté de belles réussites. Mais qu'est-ce qui fait par exemple qu'un Paul Seixas ne soit pas passé par la Conti de la Groupama-FDJ ? Est-ce qu'il y a une raison particulière ? Est-ce que c'est juste le destin ?
Le destin, la concurrence. Il est plus proche de Decathlon AG2R de par sa situation géographique que de chez nous. Les liens se sont créés plus rapidement et peut-être plus facilement là où il est.
Tu avais essayé quand même ?
On essaie toujours d'avoir des bons jeunes. Après, on ne peut pas tous les prendre non plus. On n'a pas de la place pour tout le monde. Tout le monde n'a pas forcément envie de venir avec nous. C'est un marché qui bouge.
"Qu'UAE domine et surdomine la saison... c'est presque logique et normal"
En cette fin de saison, on a l'impression de voir toujours les mêmes noms de vainqueurs qui ressortent...
Ce n'est pas une nouveauté, ça. Si vous regardez les saisons passées, c'est un peu la même chose. Quand les coureurs sont en forme en fin de saison, ils sont en capacité d'enchaîner les performances. On sait qu'en fin de saison, il y a une partie du peloton qui décroche parce qu'ils ont fait de lourdes compétitions pendant de longs mois. En fin de saison, on retrouve parfois des coureurs qui ont eu un souci physique ou des coureurs qui sont en forme pour la fin de saison. Ce qui fait que quand on est en forme en fin de saison, on performe souvent en série.
Le phénomène a l'air quand même un peu plus exacerbé non ?
Je ne suis pas sûr. Regardez bien dans le passé.
Je pense par exemple à Romain Grégoire sur le Tour de Vénétie mercredi, qui a tout tenté face à Isaac Del Toro. Il a évoqué après la course le fait qu'UAE gagne tout et qu'il n'y a pas grand-chose à faire contre ça. On a l'impression quand même que c'est plutôt les grosses équipes qui gagnent très souvent. UAE qui se rapproche des 100 victoires, c'est quelque chose qu'on ne pensait pas voir dans le cyclisme.
Ça a toujours été un peu le cas. Les grandes équipes gagnent le plus de courses. Celles qui ont le meilleur budget sont en situation plus souvent que les autres de s'imposer. Que UAE domine et surdomine la saison. C'est presque logique et normal compte tenu des effectifs qu'ils ont. Sur 30 coureurs, il doit y en avoir 26 ou 27 qui sont capables de gagner des courses ou qui seraient leaders dans n'importe quelle autre équipe. Ça situe le niveau de performance de l'équipe.
Pourtant, on ressent quand même un niveau de lassitude assez élevé. Pas forcément dans le peloton, mais en tout cas des suiveurs...
Les suiveurs, c'est une chose, mais les suiveurs ne pédalent pas.
On a quand même l'impression d'une certaine lassitude parmi les fans de vélo. Est-ce que ça ne peut pas être un danger sur la suite ?
Vous savez, tout se remobilise et se remet à zéro au moment de rattaquer la saison. Il y a peut-être une usure qui s'installe, effectivement. Mais dès le 1er janvier, on redécouvrira les courses sur route avec l'Australie, le Down Under. Vous verrez, il y aura une stimulation et une motivation exacerbées tant dans les équipes que chez les suiveurs.
"Les points UCI... la donne a déjà changé, c'est inéluctable"
Il y a un nouveau cycle World Tour qui va débuter pour les trois prochaines années. Vous, vous étiez assez tranquilles cette année vis-à-vis de la relégation et du maintien en World Tour. Est-ce que le début d'un nouveau cycle va changer un peu l'approche vis-à-vis des points UCI ?
La donne a déjà changé depuis plusieurs années. Il est clair que là où on s'intéressait d'assez loin au phénomène des points par le passé, aujourd'hui, dans toutes les équipes, il y a l'objectif d'aller marquer des points pour être le plus haut possible dans le classement, pour ceux qui sont dans la deuxième moitié du classement pour assurer le "maintien", et ceux qui sont sur le haut du panier veulent être premiers. Il y a match à tous les niveaux.
Il est clair que le cyclisme a changé d'approche avec l'arrivée des points pour le World Tour et pour les équipes parce que c'est crucial, c'est indispensable pour perdurer dans le temps. On court beaucoup plus pour les points aujourd'hui qu'on ne le faisait par le passé. C'est une évidence. Avant, on s'occupait davantage de la victoire. Aujourd'hui, on aime la victoire, mais on s'intéresse forcément au nombre de points qu'on a marqués. C'est inéluctable. Tant que le système est en place comme il est en ce moment, et je ne vois pas pourquoi il changerait, il y a une stimulation, une motivation particulière pour les points. C'est réel que ça a une influence sur le déroulé et le fonctionnement des courses et des équipes.
Tu parlais de changement vis-à-vis des points. L'UCI va mettre en place dans les années à venir un système où les points UCI des autres disciplines seront comptabilisés. Cela peut changer quelques chose ?
Ça ne va pas modifier énormément la donne. Si on gratte un petit peu et qu'on regarde...
Est-ce que ça peut faire réfléchir sur le fait de recruter un coureur ? Tu es fan de Cyclo-cross, par exemple, est-ce que ça peut être une opportunité ?
Oui, mais il faut qu'il soit dans les 20 meilleurs de ton équipe. Et quelles seront les cotations de points ? Si c'est pour marquer 10 points ou 15 points, ça ne va pas changer fondamentalement la donne. Ça encourage, ça peut encourager, certes. Ça peut permettre à des coureurs d'avoir une deuxième activité à côté de la route, mais ça ne va pas faire une bascule dans le classement. Je ne pense pas pour le moment.
On parlait de Paul Seixas tout à l'heure. Il y a également de très belles promesses et de très bons jeunes à la Groupama-FDJ. On pense à Thibaud Gruel qui a réalisé un très beau Paris-Tours dernièrement, Maxime Decomble, Brieuc Rolland... Est-ce qu'on a une nouvelle génération de talents qui arrivent ?
C'est dans la continuité, c'est dans les habitudes de l'équipe. On a toujours fonctionné de cette façon depuis des dizaines d'années. On est très axé sur les jeunes et c'est la clé de voûte de l'équipe, les jeunes. Régulièrement, on a des jeunes talents qui arrivent au plus haut niveau. J'espère qu'ils vont s'affirmer et concrétiser encore plus dès l'année prochaine.
Selon Marc Madiot, le prochain gros nom à suivre de la Conti et peut-être même du programme junior qui va exploser et qui sera la prochaine tête d'affiche de la Groupama-FDJ, s'il y en a un, ce serait lequel ?
On le verra au fil du temps, ne vous inquiétez pas. J'espère qu'il y en aura plusieurs. On ne va pas se limiter à un coureur. On va essayer d'avoir un bon noyau de coureurs jeunes, dynamiques et ambitieux.
"Arnaud Démare... Je lui ai transmis un message le jour de Paris-Tour. Il était sincère, mon message"
Stefan Küng va faire sa dernière course avec le maillot Groupama-FDJ dimanche au Chrono des Nations. Est-ce qu'il y aura des adieux un peu spécifiques qui vont seront réservés à coureur emblématique des dernières années ?
Non, mais quel que soit le nom du coureur, quand il quitte l'équipe, il y a toujours un petit moment solennel au moment du départ. C'est la même chose pour tous les coureurs qui nous quittent en fin de saison pour une autre équipe. C'est la loi de la course, c'est la loi du sport. On a passé de belles années avec Stefan. On va le saluer, bien évidemment, de la manière qui sera la plus adaptée.
Arnaud Démare a de son côté annoncé sa retraite. Évidemment, ça a été un coureur, lui aussi, emblématique de la Groupama-FDJ. On sait qu'avec l'équipe, ça ne s'était pas forcément terminé à la hauteur de tout ce qui s'était passé avant. Est-ce qu'il y a eu des échanges entre temps, est-ce que la légère rancœur qu'il y a pu avoir sur la fin s'est effacée avec le temps ?
Je conçois qu'Arnaud a eu un peu de difficulté avec la fin de son parcours avec nous. La difficulté était partagée. Ça a été également difficile pour nous. Mais c'est la vie des équipes qui est aussi liée à nos moyens et à nos capacités à pouvoir conserver ou pas les coureurs et à pouvoir se renouveler. Après, j'ai beaucoup d'admiration et d'amitié pour Arnaud. Je lui ai transmis un message le jour de Paris-Tour. Il était sincère, mon message.
Publié le par Arthur DE SMEDT