Tour de France - Pra Loup 1975, l'exploit de Thévenet

Soudain, l’impensable se produit. Qui peut croire après les deux-cent dix premiers kilomètres d’une étape qui en comporte sept de plus que l’un des plus grands tournants de l’histoire du cyclisme va se jouer ici, à Pra Loup en ce dimanche 13 juillet 1975 ? Et pourtant, les six kilomètres d’ascension vers Pra Loup conduisent à l’inimaginable.

« Depuis des années, on attend que je m'effondre. Mais la défaillance n'est jamais venue. Pour être battu, il fallait que je tombe sur plus fort que moi. C'est fait. Bernard Thévenet était plus fort que moi ! », admet avec beaucoup d’honnêteté Eddy Merckx au soir de son plus grand affront. Le "Cannibale" ne le sait pas encore, mais il vient de passer son dernier jour en tant que leader du Tour de France. Un mythe que l’on pensait invincible est tombé. Une défaillance d’autant plus invraisemblable que Merckx attaque la montée finale seul en tête avec plus d’une minute d’avance sur ses poursuivants dont son dauphin de 58 secondes au classement général Bernard Thévenet.

Il file tout droit vers un nouveau succès d’étape lorsqu’à quatre kilomètres de la ligne d’arrivée  « son coup de pédale devient syncopé » raconte Pierre Chany, alors journaliste au journal l’Équipe. Le coureur de la formation Molteni est scotché sur place, il n’avance plus et voit fondre sur lui Gimondi, Thévenet, Zoetemelk et enfin Van Impe : « Un français a réussi à déboulonner l’indéboulonnable. Au moment où je passais Eddy Merckx, je ne pensais jamais prendre le maillot jaune, j’étais déjà très content de le reprendre et jamais je n'aurais cru creuser un pareil écart » raconte le Français. « Pour les étrangers je suis Bernard Thévenet, le tombeur d’Eddy Merckx, le premier à l’empêcher de gagner un nouveau Grand Tour » dira-t-il plus tard.

En moins de quatre kilomètres, le plus grand champion cycliste du XXe siècle (trophée honorifique décerné par l’Union Cycliste Internationale) perd trois minutes dix. Du jamais vu : « j’irai jusqu’au bout de la souffrance humaine et je continuerai » déclare Merckx, avec le tempérament qu’on lui connaît. Dépossédé de sa précieuse tunique et meurtri au plus profond de sa chair par un coup de poing au foie reçu de la part d’un spectateur deux jours plus tôt dans l'ascension du Puy de Dôme, le Belge tient parole et n’abandonne pas.

Il finit quand même l’épreuve à la deuxième place mais Pra Loup restera à jamais le col qui a mis fin au règne d’Eddy Merckx, Bernard Thévenet le premier a défilé en jaune sur les Champs-Élysées.

Ils l'ont vécu, ils racontent l'exploit

Bernard THÉVENET, le premier coureur en jaune sur les Champs-Élysées  :

"C'était une longue journée, pratiquement 220 kilomètres avec cinq Cols dont le très difficile Col des Champs. J'ai crevé dans cette descente, ensuite j'ai dû faire un gros effort pour revenir sur Merckx. Je voulais le faire mais c'est Eddy qui a finalement attaqué, moi je suis arrivé au pied de Pra Loup avec environ une minute dix de retard... J'ai monté Pra Loup avec la rage au ventre, comme si l'ascension faisait un kilomètre. Quand je reviens sur Merckx à 1500-1800 mètres de l'arrivée, je voulais gagner l'étape mais jamais je n'ai pensé prendre le maillot jaune. À l'époque c'était impensable de reprendre 58 secondes sur Merckx en moins de 2 kilomètres. Pour gagner l'étape je devais encore dépasser Gimondi mais le dernier kilomètre m'a paru très long, très dur.

Que le Tour y revienne 40 ans après, cela me touche. J'ai beaucoup de respect pour Christian Prudhomme qui m'avait annoncé la nouvelle l'année dernière. Si l'on parle autant de Pra Loup aujourd'hui, c'est parce qu'on y revient cette année. Ce 13 juillet 1975, c'et LE jour que le public a retenu de ma carrière ! Les gens sont restés sur la surprise du changement de leader. Pour eux, Pra Loup est mon plus grand exploit mais ça n'a pas été la plus belle montée de ma carrière cycliste".

Jean-Pierre DANGUILLAUME, alors équipier de Thévenet au sein de l'équipe Peugeot :

"C'était un grand moment ! J'étais dans une mauvaise journée et l'étape était très dure. On partait de Nice pour arriver à Pra Loup avec plusieurs cols avant cette montée finale dont le Col des Champs et celui d'Allos. Je suis arrivé avec quatre ou cinq minutes de retard sur Bernard et j'entendais déjà les gens au bord de la route qui disaient qu'il avait pris le maillot. C'était un grand moment car, même si on y croyait dans l'équipe, détrôner Eddy Merckx c'était du jamais vu. On espérait toujours, on essayait en disant à Bernard : "on va te mettre dans de bonnes conditions et tu te débrouilles pour faire le final". Après tout, nous on a fait notre boulot mais c'est lui qui a fait un grand numéro ce jour-là et qui a recommencé le lendemain. C'était une passation de pouvoir ! 

Le soir, on était euphorique mais on avait quand même peur car le Tour n'était pas fini. Il faut savoir qu'Eddy n'est jamais battu, il a attaqué le dernier jour sur les Champs-Élysées. Ça me fait plaisir que l'on fasse honneur à monsieur Bernard Thévenet. Il a gagné deux Tour de France et cette étape de Pra Loup restera dans les annales du Tour". 

Daniel MANGEAS, qui vivait son deuxième Tour en tant que speaker de l'épreuve : 

"En 1974 déjà, Raymond Poulidor avait titillé un peu Eddy Merckx et on sentait un léger fléchissement du champion belge. Mais c'est un mythe qui est tombé l'année suivante car Merckx était dominateur non seulement dans le Tour de France mais également dans tous les grands évènements. Il n'y avait pas eu de vainqueur français depuis 1967 et Roger Pingeon, ce qui semblait énorme à l'époque. Je me souviens, j'étais aux côtés de Pierre Shori avec mon petit poste de tévision prêté par Locatel. Nous commentions tous deux l'arrivée et à un moment l'image s'est absentée. Quelques secondes après, Bernard Thévenet apparaissait plein écran, mais nous ne savions pas s'il était vraiment en tête. Finalement, il avait distancé Merckx et je me rappelle très bien de son arrivée quand il franchit la ligne.

Dans le regard de Maurice De Muer, j'avais l'impression qu'il vivait l'un des plus grands moments de sa carrière de directeur sportif. Il savait que Thévenet avait fait un grand pas vers la victoire finale. Il y avait une sorte d'excitation, voire de sérénité sur son visage. Thévenet lui, était tellement submergé par les médias qu'il avait peut-être du mal à imaginer que ce qu'il venait de réaliser était aussi important que cela.

Que le Tour revienne à Pra Loup quarante ans après, c'est un beau clin d'oeil à Bernard. L'an dernier, c'était Raymond Poulidor qui y avait droit lorsque le Tour retournait quarante ans après à Saint-Lary Soulan, là où pour ma part j'avais commenté ma première étape sur les routes du Tour. Demain (mercredi), il y aura beaucoup d'émotion chez Bernard Thévenet et j'espère que le clin d'oeil va continuer avec une victoire d'un coureur français. Ce serait selon moi le plus bel hommage que l'on pourrait rendre à Bernard Thévenet".

40 ans après l'exploit, le Tour de France fête l'anniversaire de la première victoire de Bernard Thévenet sur l'épreuve en revenant sur la célèbre montée de Pra Loup à l'occasion de la 17e étape ce mercredi 22 juillet.

* Propos recueillis par Sam Myon.